Samuele a 12 ans et vit sur une île au milieu de la mer. Il va à l’école, adore tirer et chasser avec sa fronde. Il aime les jeux terrestres, même si tout autour de lui parle de la mer et des hommes, des femmes, des enfants qui tentent de la traverser pour rejoindre son île. Car il n’est pas sur une île comme les autres.
Cette île s’appelle Lampedusa et c’est une frontière hautement symbolique de l’Europe, traversée ces 20 dernières années par des milliers de migrants en quête de liberté.
"Les migrants qui meurent en mer sont souvent réduits à des chiffres qui ne disent pas grand chose de la réalité. Nous sommes donc les témoins d’une tragédie européenne qui est sans doute la plus grande depuis l’holocauste et, au lieu de créer un pont humanitaire pour ces gens qui continueront, quoi qu’il leur en coûte, à vouloir échapper aux guerres et aux désastres économiques, nous les laissons mourir en mer par dizaines de milliers.""
Gianfranco Rosi
L’AVIS DE TËNK
Il n’est pas évident d’enquêter sur le phénomène migratoire en parvenant à éviter la banalisation, le sentimentalisme ou la dramatisation outrancière. Rosi est intervenu à un moment clé, entre les interdictions de la Ligue du Nord et l’oubli de l’Europe, en se concentrant – comme à son habitude – sur le fait de raconter la société à travers le territoire où il vit.
Il en résulte une pérégrination autour de Lampedusa, dont la vie quotidienne consiste aussi en débarquements, en premiers secours et en agressions médiatiques.
Mais à côté des personnages phare (comme le Dr Bartolo), il y a aussi un enfant, qui apprend à sortir en mer, qui est obligé de faire ses devoirs et de lutter contre une cécité partielle due à un œil paresseux. C’est précisément ce petit magicien de la fronde qui transmet le message du film et les raisons d’une nécessaire confrontation à Lampedusa aujourd’hui : un avertissement envers notre apathie, qui n’est plus même bousculée par l’image de la mort.
Daniela Persico
Programmatrice et critique

Gianfranco Rosi, filmeur au monde.
Masterclass à la BPI (2 septembre 2021)
« Fuocoammare », Ours d’or de la 66ème Berlinale.
ENTRETIEN AVEC GIANFRANCO ROSI, RÉALISATEUR, EXTRAIT DU DOSSIER DE PRESSE (2015)
FUOCOAMMARE, PAR-DELÀ LAMPEDUSA n’est pas, à proprement parler, un film sur les migrants, mais sur les rencontres.
Tous mes films commencent par une rencontre avec un lieu fort, qui devient mon terrain de recherches. En l’occurrence, le grand défi à Lampedusa était de trouver un autre point de vue que celui présenté par les milliers d’images en provenance de là-bas. Les médias arrivent sur les lieux seulement lorsqu’une tragédie survient et repartent avec des images qui se ressemblent toutes.
À Lampedusa, la plupart des habitants détestent les journalistes, et j’ai passé plusieurs mois sur l’île, sans caméra, à aller à la rencontre des habitants, avant de commencer à tourner. Pour réaliser des images différentes de ce
qu’on peut voir à la télévision, pour changer de point de vue, j’ai besoin de transférer tout ce qui se passe sur cette île à l’intérieur des personnages. Je prends le lieu comme un élément à part entière, que je filme à travers ceux que j’ai choisis pour m’accompagner, en montrant la relation entre eux et l’endroit.
Après avoir rencontré suffisamment de gens, un itinéraire mental se crée, qui me permet de créer un vide autour des personnages. C’est alors que je peux commencer à raconter les histoires permises par ces rencontres.
Dans le film, Lampedusa peut paraître vide. Tout est vu à travers un enfant, un docteur et un DJ de la radio locale. Mais ce vide que je crée en me concentrant sur quelques personnages les relie entre eux comme le blanc qui sépare deux notes sur une partition, ce silence qui est aussi important que le son lui-même.
La narration se fait donc à travers ces personnes, devenues des personnages, et une approche cinématographique qui me permet de donner à la réalité un impact plus fort.
Le film est en effet très cinématographique, avec un langage formel et un travail sur la lumière et le cadre exigeant. N’est-il pas délicat, sur un tel sujet, de réaliser un film aussi esthétique ?
Mon but n’est pas de délivrer un message ni de faire passer une thèse. Le but de mon film n’est pas d’informer. Nous ne manquons pas de données mais celles-ci écrasent notre perception et nos émotions vis-à-vis du réel.
Mon défi est donc de créer, par le cinéma, un espace le plus large possible, afin que le public puisse interpréter les images, et pas seulement les regarder. Cela ressemble à la différence entre un poème et un essai. Les vingt mots d’un poème, avec les blancs, les silences et les marges d’interprétation qu’ils contiennent, peuvent en dire beaucoup plus que les 20 000 mots d’un essai.
Face à la réalité, j’utilise le langage du cinéma avec un double mouvement : transformer et soustraire. Là où les médias croient rendre compte de la réalité en empilant les informations et les images, je préfère fermer certaines portes, plutôt que les ouvrir toutes grandes avec des chiffres, des explications et des interviews, pour rendre le public curieux, intrigué et le laisser imaginer et ressentir.
Je ne m’intéresse pas aux documentaires comme ceux de Michael Moore, qui ne sont qu’une succession de plaintes et d’explications
montées les unes après les autres.
Pensez-vous que votre film puisse créer une forme spécifique de prise de conscience sur les drames liés à la fermeture des frontières aux migrants ?
Mon film ne peut pas changer les choses, au sens où il est limité à l’interaction avec les quelques dizaines de milliers de personnes qui le verront, un chiffre qui restera dérisoire par rapport aux millions de personnes qui regardent les informations à la télévision. Et même si le président du Conseil italien, Matteo Renzi, a distribué le DVD du film à ses homologues européens, cela n’a pas empêché la signature de cet accord désastreux et honteux avec la Turquie sur les réfugiés syriens!
Mais le film amène celui qui le regarde à un état intérieur bien plus fort que ce que
peuvent susciter des informations sur un sujet similaire. Il y a une scène où une femme fait la cuisine, entend le nombre de morts en mer et s’exclame «pauvres gens», tout en continuant à vaquer à ses occupations.
Les migrants qui meurent en mer sont souvent réduits à des chiffres qui ne disent pas grand chose de la réalité. Nous sommes donc les témoins d’une tragédie européenne qui est sans doute la plus grande depuis l’holocauste et, au lieu de créer un pont humanitaire pour ces gens qui continueront, quoi qu’il leur en coûte, à vouloir échapper aux guerres et aux désastres économiques, nous les laissons mourir en mer par dizaines de milliers.
Face à cette indifférence, mon film veut créer une prise de conscience émotionnelle. Mais pour cela il ne suffit pas de montrer des images tragiques, mais d’amener le spectateur à saisir au plus profond de lui même ce qui nous arrive. Nous sommes tous, collectivement et individuellement,responsable de ces atrocités.

Né à Asmara, en Érythrée, Gianfranco Rosi fait des études universitaires en Italie puis part s’installer à New York en 1985 où il sort diplômé de la New York University Film School.
En 1993, il voyage à travers l’Inde où il réalise son premier film « BOATMAN ». Présenté avec succès dans divers festivals internationaux, le film remporte de nombreux prix.
Pour réaliser « BELOW SEA LEVEL », son premier long-métrage, Gianfranco Rosi s’installe pendant 5 ans à Slab City, un lieu de campement situé en plein désert californien où s’est établi un groupe de marginaux. Présenté en sélection officielle à la Mostra de Venise en 2008, le film reçoit à son tour un bel accueil en festival en étant maintes fois primé.
En 2010, il tourne « EL SICARIO – ROOM 164 », film-entretien face caméra sur un tueur repenti des cartels mexicains du narcotrafic et remporte notamment le prix Fipresci à la Mostra de Venise et le prix Doc/it comme meilleur documentaire de l’année.
En 2013, au volant de sa mini-fourgonnette, le cinéaste part à la découverte du périphérique romain. Il réalise « SACRO GRA » qui obtient le Lion d’or à la Mostra de Venise et connaît un très gros succès dans les salles italiennes.
En 2015, il part à Lampedusa pour tourner « FUOCOAMMARE, PAR-DELÀ LAMPEDUSA » qui reçoit l’Ours d’or à la 66ème Berlinale, ainsi qu’un accueil critique et public conséquent dans le monde entier.
En 2020 : « Notturno »
et 2022 : « In viaggio »
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