En Colombie, les « Blancs » pensent que l’Indien d’Amazonie ne ressent rien car dans sa langue, il n’y a pas de mots pour désigner les sentiments. Est-il possible que tout un peuple ne ressente rien et n’ait aucun mot pour parler d’amour ?
Le réalisateur Sergio Guataquira Sarmiento, lui-même descendant d’une communauté autochtone colombienne presque disparue, part à la rencontre des Cácuas pour parler de leurs sentiments, de leurs amours, de leur solitude. Ce faisant, il renoue avec sa propre indianité.
Tout en humour et en tendresse, les Cácuas tentent de lui apprendre ce que c’est que d’être un autochtone. Cette quête initiatique est une radiographie émotionnelle de tout un peuple.
Le réalisateur Sergio Guataquira Sarmiento, lui-même descendant d’une communauté autochtone colombienne presque disparue, part à la rencontre des Cacuas pour parler de leurs sentiments, de leurs amours, de leur solitude… et renouer ainsi avec sa propre indianité. Tout en humour et en tendresse, les Cacuas tentent de lui apprendre ce que c’est que d’être un autochtone. Cette quête initiatique est une radiographie émotionnelle de tout un peuple.
« On connaît les risques de l’exil : en quittant son pays, on se condamne à ne plus adhérer ni à sa culture d’origine, ni à sa terre d’accueil, à vivre éternellement dans un entre-deux. Sergio Guataquira Sarmiento réinvestit la question en la liant à un exil statique et intérieur : les peuples indigènes de Colombie, comme ceux des autres pays d’Amérique du Sud, n’ont pas eu à quitter leur contrée pour vivre cette expérience douloureuse, seulement à se voir encercler par une civilisation qui a exploité leurs ressources et créé autour d’eux un nouvel ailleurs. Dans la jungle du Vaupés, Sergio, venu de Belgique où il vit depuis des années, rencontre Laureano, membre du peuple cacua qui parle aussi l’espagnol et se propose de l’accueillir dans son village. Paradoxe : son nom à consonance indigène avait valu à Sergio les brimades de ses camarades de classe, mais ici, il est vu comme un Blanc.
Auprès de ces familles vivant de façon autosuffisante, sa présence est superfétatoire. Tout au plus peut-il apporter à ses hôtes un mot absent de leur vocabulaire : « nostalgie ». Ce sentiment doux-amer présent d’emblée dans les mots de Sergio, pleins d’autodérision, comme dans les délicates nuances de gris de la photographie, finit par étreindre le film tout entier. Mais avant de repartir pour son exil éternel, Sergio aura au moins pu échanger avec Laureano comme on ne le fait qu’avec un ami, en observant la cime des arbres depuis une montagne, avant que les contours de ce paysage immémorial soient engloutis par le soleil couchant. »
— Olivia Cooper-Hadjian, Cinéma du réel
L’AVIS DE TÉLÉRAMA (TTT)
“Adieu sauvage” : un documentaire délicat à la recherche du peuple Cacuas
Auprès de ce peuple amérindien, Guataquira Sarmiento mène une quête anthropologique et initiatique : que signifie appartenir à un peuple premier colombien aujourd’hui ?
« […] le réalisateur Sergio Guataquira Sarmiento, désormais installé à Bruxelles, entend enquêter sur une vague de suicides qui touchent les plus jeunes membres des communautés autochtones du pays d’Amérique latine. Pour cela, il s’installe auprès de Laureno, Indien Cacua rencontré au bord d’un fleuve, et de ses proches. Une immersion tâtonnante et touchante que Guataquira Sarmiento relate dans ce documentaire sensible et humble.
Aux séquences où le réalisateur apparaît coupant maladroitement du bois avec Laureno ou peinant à intercepter un coq succèdent des plans intimes, bouleversants. Lors d’une marche en forêt ou sur une des collines qui bordent le village de Laureno, le réalisateur parvient à recueillir les confidences de cet homme pudique. Petit à petit, il touche ainsi du doigt les sentiments que les membres de cette communauté peinent tant à nommer.
À travers ce film délicat, Sergio Guataquira Sarmiento renoue aussi avec ses propres racines. Une culture transmise par son père qu’il ne parvient pas à s’approprier. Auprès de Laureno, il mène une quête anthropologique autant qu’initiatique : que signifie appartenir à un peuple premier colombien aujourd’hui ? Une interrogation d’autant plus complexe que la culture qu’il ausculte se transforme et disparaît lentement.
— Cécile Marchand Ménard, Télérama, extrait, 18 octobre 2024
ENTRETIEN AVEC SERGIO GUATAQUIRA SARMIENTO
par Nicolas Bras, programmateur au cinéma Nova, extrait du dossier de presse.
« Si je voulais gagner la confiance pour réaliser un film avec eux, il fallait que je puisse donner ce qu’ils n’ont jamais reçu de la part d’un occidental. On se chargeait du bois, on allait tailler des arbres dans la forêt, on travaillait dans la maison des habitants et c’est comme ça qu’on a commencé à établir une relation. Après, ils ne m’ont pas trouvé très utile et ont fini par décider que c’est en tant qu’entraîneur de foot de leur équipe féminine que je serais le moins embarrassant mais, très franchement, je ne leur étais d’aucune aide.
Dans le même temps, on continuait tous les trois à se parler en se disant que nous perdions toute la matière disponible pendant que nous remplissions ces rôles. L’équipe m’a suivi dans cette envie de d’abord créer un lien personnel et, ensuite, quand la confiance est là, de sortir la caméra.
Quelle place laisses-tu à la mise en scène dans ton film ? Je pense précisément à cette séquence au début du film où tu discutes avec ton taximan.
En fait, je ne suis pas un réalisateur documentariste. Je suis plutôt attiré par la fiction. Pour moi, l’écriture compte énormément et la mise en scène en fait intégralement partie. Quand on a rencontré ce taximan, on a eu des discussions similaires à celles du film. Évidemment, on venait de sortir de l’aéroport et on n’a pas sorti le matériel. On a tourné cette séquence vers la fin du tournage. Nous avons rencontré ce taximan à plusieurs reprises et on a fini par établir une relation de confiance. On a organisé cette mise en scène en lui demandant de faire comme s’il ne nous connaissait pas. C’était possible avec un occidental. L’accident évidemment a eu lieu juste devant nos yeux, ce n’est pas une remise en scène.
Ça ne s’est absolument pas passé de la même manière avec les autochtones de la communauté. Je te donne un exemple très simple. À un moment donné, Laureano est parti chasser pour la famille.
Impossible de savoir s’il revenait après un, deux ou trois jours. On aurait voulu l’accompagner mais il était très embarrassé. Il ne voulait pas qu’on vienne et ne savait pas comment nous en faire part.
C’était impossible pour lui car, à quatre, nous aurions fait beaucoup trop de bruit, nous aurions fait peur à la proie, piétiné son terrain de chasse, etc… Nous avons du coup décidé de filmer la séquence où il revenait de la chasse dans sa famille et que sa femme récupérait l’animal chassé. Au lieu de lui faire un câlin comme ce serait la coutume chez nous, elle regardait s’il avait des poux ou des bestioles. C’est une démonstration d’amour chez eux et nous voulions la filmer.
C’est l’une des pratiques qui diffèrent fortement des habitudes occidentales. À tel point que les occidentaux ont tendance à proclamer que les autochtones ne ressentent rien par incompréhension des marques de tendresse qui circulent dans leurs gestes.
Bref, quand il revient, nous n’étions pas prêts à filmer. Un jour, on lui a demandé de refaire l’entrée avec l’animal qu’il venait de chasser. On pouvait aussi imaginer de tourner le lendemain avec un sac et de faire comme d’habitude. Il était très embarrassé par ces propositions et ne voulait absolument pas faire ça. C’était impossible pour lui car il n’avait rien chassé. Je lui ai expliqué que là, c’est l’illustration d’une chasse qu’il aurait éventuellement faite.
L’objectif n’était pas de montrer quelque chose de faux mais simplement de remettre en scène pour la caméra. Son refus était catégorique car si un jour un indien voit ce film et qu’il lui demande ce qu’il a chassé ce jour-là, il ne serait pas en mesure de répondre. Il devrait mentir.
Le jour où il a décidé que c’était le moment, il revenait de chasse, il a posé son sac et m’a dit : « Je viens de chasser, j’ai un animal, donc, si vous voulez, on tourne dans les cinq prochaines minutes et je veux bien refaire la rentrée mais c’est maintenant ou jamais ». A ce moment-là, il pouvait annoncer, le cœur léger, j’ai chassé tel animal ou tel animal.
Sergio Guataquira Sarmiento est né à Bogota le 5 avril 1987. Rien ne le prédestinait au cinéma et pourtant, à l’âge de 19 ans, il quitte son pays pour l’Europe et s’inscrit à l’école des Beaux-Arts de Poitiers avec un visa étudiant. C’est au cours de ses études qu’il se rapproche du cinéma et passe avec succès le concours d’entrée à l’école de cinéma IAD en Belgique.
En 2018, il obtient son master avec son film de fin d’études « Simon pleure ».
Il réalise son premier long métrage documentaire, « Adieu Sauvage », récompensé par le Magritte du meilleur documentaire en 2024, une Étoile de la Scam en 2025, ainsi que par d’autres prix à l’étranger.