Le film d’Ana Sofia Fonseca, actuellement en salle, retrace la vie de Cesária Evora. Dans “La diva aux pieds nus”, la réalisatrice offre un portrait sensible de la chanteuse capverdienne.
Lorsqu’Ana Sofia Fonseca s’emploie à réaliser la biographie de l’icône internationale, elle ne le fait pas à moitié. Se dévoile alors sous nos yeux un immense travail de restitution d’archives qui ne peut que contribuer à historiciser le personnage et à perpétuer son héritage : c’est comme ça que l’on fait vivre les grandes figures.
Le montage n’est pas chronologique, en cela il permet de placer l’artiste au centre du film. Dans cette manière de structurer le passé se dégage une forme de constance dans l’inconstance et une éloquente simplicité. Cesária reste fidèle à elle-même.
Au fil de ces allers-retours entre pauvreté et richesse, tournées et concerts, vie privée et publique, le documentaire révèle tout en pudeur une partie de son intimité. Derrière la voix rauque et mélancolique que nous connaissons se révèle une grande timidité, une sensibilité et un coeur qui pourrait accueillir le monde entier.
Quelques plans contemplatifs du Cap Vert viennent se mêler aux images du passé, marque de l’empreinte que la diva laisse à son pays et de son attachement, viscéral et réciproque, envers lui.
Les libertés prises par Ana Sofia Fonseca dans le dialogue des archives coïncident avec la liberté de Cesária Evora elle-même. Depuis sa plus tendre enfance, son refus de se soumettre à toutes formes d’autorité résonne comme un acte de résistance politique dans un pays fracturé par le colonialisme, le racisme et les inégalités économiques.
Ana Sofia Fonseca n’a pas pour volonté de se détourner des aspects plus sombres de sa vie : elle n’oublie pas l’alcoolisme chronique de Cesária et ses longs épisodes de dépression. Ils s’incorporent toutefois avec tact et sensibilité comme des fragments d’humanité qui ajoutent profondeur et complexité à son portrait.
Les verrues qui l’empêchent de porter des chaussures depuis sa naissance prennent ici une dimension symbolique : elle est « inadaptée » à la fois au conformisme mais aussi à la suprématie blanche et catholique. « Naturellement, elle ne s’y est pas faite », témoigne son amie d’enfance à l’internat des bonnes soeurs. Ce décalage avec les codes et les normes établies fait écho avec les difficultés qui sèment son parcours vers la célébrité :
« Jusque-là, j’avais frappé aux portes de nombreux labels. La plupart, quand ils entendaient sa voix, disaient « C’est extraordinaire ! ». Mais quand ils voyaient sa photo, ils disaient « Non. ». L’un m’a même montré la photo d’une blonde en me disant « Voici ce que le monde veut ». Je réponds : « Non. Avec cette femme, je ferai pleurer le monde entier. » ».
José da Silva, manageur et ami de Cesária Evora
Très loin d’un discours méritocratique qui ferait fi des difficultés d’accès à la notoriété dans un système capitaliste, la plupart de ses proches expriment leur surprise : elle n’avait aucune chance de devenir la star que l’on connaît aujourd’hui. Et pourtant, l’impossible se produit et la projette au-devant de la scène musicale internationale.
« Je me demande souvent comment ça a été possible, pour une femme noire, pieds nus, dans une industrie obsédée par la beauté et la jeunesse, de réussir. »
José da Silva
Cesária elle-même ne croit pas aux rêves (“Je ne crois pas aux rêves, pose-moi une autre question.“) et se montre très lucide face aux inégalités que subissent les Capverdien.nes face au monde occidental.
C’est d’ailleurs sur toile de fond d’une histoire coloniale que nait la chanson Sodade qu’elle interprète en 1992. Cette dernière porte en elle le triste passé du Cap Vert et, plus largement, dit ce que c’est de devoir quitter un pays auquel on appartient ou de voir ses terres changer sous ses pieds.
Elle nous rappelle par cela que l’ancrage du sol est une partie de nous et que le colonialisme et les guerres impactent violemment cette attache. Cesária Evora, qui “cherchait le Cap Vert dans le monde entier“, porte ainsi la voix de celles et ceux qui ont été privé.es de ce qui les rattachaient au monde.
Avec la vibration même de la tristesse, sa façon de chanter la morna rappelle un gospel qui est à la fois un hymne mais aussi un appel à l’aide. Elle porte la voix de la souffrance et du deuil avec une mélancolie réconfortante, par un geste qui console le désespoir. Nécessaire et inattendue, sa musique qui puise dans la joie et la souffrance nous parvient comme un remède auquel on ne s’attendait pas, un heureux hasard.
Profondément altruiste et sensible à la souffrance des autres, elle n’a jamais cessé de rassembler et de fédérer. Forcée de constater ce modèle d’humanité et d’empathie, il m’a été impossible de ne pas repenser à tous ces artistes qui, au contraire, ont laissé derrière eux des cauchemars et des tragédies.
Est-il possible de reconnaître un.e artiste pour son talent malgré son impact destructeur sur le monde et sur celles et ceux qui l’ont cotoyé.es ? Ce qui est sûr, c’est qu’en regardant ce film, en accédant à ces fragments de l’âme de Cesária Evora qui m’a semblée être un refuge qui m’ouvrait grand ses bras, j’ai naturellement pensé que c’était ça, être une artiste.
Un article de Pauline Ancé